Petite histoire de l’alimentation

Petite histoire illustrée de notre alimentation

Notre rapport à l’alimentation a évolué au fil du temps. Du besoin primaire et ancestral de manger, nous sommes passés à une relation plus culturelle, sociale, philosophique, artistique. De la Préhistoire à la cuisine moléculaire en passant par Jean Siméon Chardin et Andy Warhol, l’art s’est naturellement fait le miroir de nos modes alimentaires.

Petite histoire illustrée de notre alimentation

1- La préhistoire

Grotte de Lascaux : la salle des taureaux (première salle de la grotte de Lascaux, Montignac). © Ministère de la Culture - Médiathèque du Patrimoine, Dist. RMN-Grand Palais/image IGN.

À Lascaux, les animaux sont omniprésents. Mais les somptueuses fresques ne représentent pas le « tableau de chasse » des Magdaléniens [1] qui vivaient en Périgord il y a 17 000 ans. Certes, ceux-ci consommaient beaucoup de viande, mais il s’agissait principalement de viande de renne, un animal quasi-absent des parois de la grotte, mais dont les os, reliefs de « casse-croûte » préhistoriques, ont été retrouvés en abondance à proximité.
Dès leur apparition, il y a 2,4 millions d’années, les premiers humains (les Homo-habilis) sont omnivores. Ils mangent principalement des végétaux mais également des petits rongeurs, oiseaux ou reptiles, ainsi que des insectes, des vers, des œufs, des coquillages… Une ration parfois complétée par la chair de charognes. Bien plus tard, l’appétence de nos ancêtres pour la viande va les conduire à pratiquer la chasse en groupe des grands animaux : mammouths, aurochs, bisons, cerfs, etc.
La naissance de l’agriculture, il y a 12 000 ans à peine, modifie en profondeur le régime alimentaire des hommes du Néolithique : ils se mettent à consommer en grande quantité les céréales et légumes secs qu’ils cultivent et à boire le lait des animaux qu’ils ont domestiqués. Seules les élites continuent à pouvoir manger régulièrement de la viande…
Aujourd’hui, les pays émergents (Chine, Brésil…) accroissent rapidement leur consommation de produits carnés, tandis que les nations industrialisées, comme la France, voient au contraire celle-ci se réduire.

1 : (Les Magdaléniens sont des Homo-sapiens ayant vécu en Europe occidentale à la fin du Paléolithique supérieur)

2- L’Époque médiévale où la « chair » est symbole de puissance

Le banquet des Vœux du Paon, Jean Wauquelin, Les faits et conquêtes d’Alexandre le Grand
Flandre, atelier de Mons, 1448-1449. Bibliothèque nationale de France, Manuscrits, Français 9342 fol. 55v.
© Bibliothèque nationale de France

Au Moyen Âge, la consommation de quantités importantes de viande est une des caractéristiques majeures de l’alimentation des puissants. La « chair » est associée à la force physique, à la puissance sexuelle, à la richesse et au pouvoir, notions très valorisées à l’époque médiévale.

Le gibier est particulièrement apprécié. Lors des festins princiers, les tables se couvrent de paons et de cygnes, de hérons et de cigognes, de grues et de faisans. Ce choix répond avant tout à des considérations sociales et symboliques. Parce qu’ils volent haut dans le ciel, ces grands oiseaux dominent toutes les autres créatures : ils conviennent donc parfaitement aux « dominants », à ceux qui sont socialement « élevés ». Ils sont au contact de l’élément « air », lequel est symboliquement supérieur à l’eau et à la terre. Enfin, ils sont proches de Dieu, des anges et des saints qui habitent les cieux.

Ces volatiles sont cuisinés avec des épices « à grand foison » : poivre, gingembre, cannelle, muscade, girofle, etc. Ces denrées exotiques valent le prix de l’or, ce qui en réserve l’usage aux plus riches qui en font un signe de distinction sociale.
En revanche, les seigneurs mangent très peu de légumes, car ces derniers poussent dans la terre, l’élément le moins noble de la création. De surcroît, ils font partie des aliments « obligés » des paysans, une catégorie méprisée. Outre les légumes et légumes secs, l’ordinaire du paysan est principalement constitué de céréales, sous forme de pain, de bouillies ou de galettes. Seuls les jours de fête permettent de manger de la viande et représentent une rupture nécessaire dans un quotidien souvent difficile

3- Sous l’Ancien Régime, « tu ne mangeras point »

Menu de maigre et ustensiles de cuisine, Jean-Baptiste Siméon CHARDIN, 1731 (Paris, musée du Louvre).

© RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/René-Gabriel Ojéda.

Cette nature morte où poissons et œufs sont représentés, mais dans laquelle la viande est absente, illustre l’influence de l’Église catholique sur l’alimentation des fidèles. Le calendrier religieux fait alterner jours gras et jours maigres, ces derniers excluant toute viande. Pour l’Église, cet aliment est dangereux, car il favorise le « péché de chair ». Lors des périodes dites ordinaires, le vendredi est un jour maigre. Durant le Carême – la période de six semaines précédant Pâques – les privations sont renforcées : les graisses animales (lard, saindoux), les laitages et les œufs sont eux aussi prohibés. La viande est le plus souvent remplacée par le poisson : sa nature « froide et humide » ne risque pas « d’échauffer les sens » du mangeur et de déclencher « l’incendie de la luxure ».
Sous l’Ancien Régime, l’alimentation des paysans et des citadins modestes diffère peu de ce qu’elle était aux temps médiévaux et à la Renaissance. Elle reste largement dominée par les céréales, les légumes secs et les légumes. On note toutefois quelques évolutions. Le pain, socle de l’alimentation populaire, est moins foncé et plus léger : il contient davantage de froment (blé) et moins de seigle ou d’orge ; le maïs, rapporté d’Amérique, se substitue au millet dans le Sud-Ouest du royaume. En revanche, l’essor démographique qui s’amorce à la Renaissance se traduit par une baisse sensible de la consommation de viande par personne. Si le peuple mange la plupart du temps à sa faim, n’oublions pas que le règne de Louis XIV fut aussi marqué par de terribles famines. Paradoxalement, c’est aussi au XVIIe siècle qu’est née la « grande cuisine française », qui va rayonner sur les tables aristocratiques de l’Europe entière

4- Au XIXe siècle, manger c’est aussi se réjouir et se réunir

Repas de noces à Yport, Albert Auguste FOURIE, 1886 (Rouen, musée des Beaux-Arts).
© RMN-Grand Palais / Gérard Blot.

Ce repas de mariage se déroule à la fin du XIXe siècle dans la campagne verdoyante du pays de Caux. Sur la table, le peintre a représenté les produits du terroir normand : volaille, tarte aux pommes, cidre, calvados… Autour des mariés qui se font face, se côtoient invités en tenue de ville et paysans du cru portant blouse et casquette.

Cette scène illustre une des dimensions universelles du repas, sa fonction sociale (à laquelle s’ajoute, dans le cas présent, la convivialité). En effet, manger, ce n’est pas seulement « se nourrir » : c’est aussi « se réjouir » et « se réunir ». Support d’échanges et de plaisirs partagés, le repas est le reflet de la culture et des traditions locales, des croyances et des valeurs des mangeurs. Il renforce les liens sociaux, qu’il s’agisse des relations familiales ou amicales, des rapports de voisinage ou professionnels. Le repas de famille ou de communauté accompagne ainsi les fêtes religieuses ainsi que la célébration des grands événements de la vie (naissance ou baptême, anniversaire, fiançailles, noces, obsèques). De même, les alliances politiques et la signature de contrats se concluent souvent autour d’une table…

Le XIXe siècle consacre ainsi la tradition culinaire française. La cuisine et les arts de la table deviennent des signes essentiels d’appartenance sociale. On distingue alors trois types de cuisine : la cuisine bourgeoise, la cuisine des domestiques – plus sommaire – et la cuisine paysanne encore marquée par de graves périodes de disette. La cuisine bourgeoise est synonyme de décorum, d’abondance, de multitude et de diversité des mets comme on le voit ici. Vantée par des chroniqueurs littéraires tels Brillat-Savarin, elle se revendique comme une branche des Beaux-Arts et rayonne dans le monde. Elle gagne aussi la petite bourgeoisie.

De nombreuses innovations plantent le décor du siècle suivant : la salle à manger, le « service à la Russe » (plats servis successivement et non plus simultanément), le savoir-vivre, les arts de la table et la présentation des plats, les guides gastronomiques, les livres de cuisine, les recettes « cultes » comme le tournedos Rossini, la vogue des restaurants, la mécanisation de la production agricole, la naissance de l’industrie agro-alimentaire (mise au point des procédés de conserve, pasteurisation, réfrigération, confiserie), les nouveaux fourneaux de cuisson…

5- Aux XXe et XXIe siècles, entre plaisir visuel et plaisir gustatif ?

Le repas hongrois, Restaurant de la city Galerie, série : tableaux-pièges, Daniel SPOERRI, Zurich, 1965 (Paris, Centre Pompidou - Musée national d’art moderne). © Adagp, Paris, 2015. Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais/Philippe Migeat.

Au début des années 1960, l’artiste suisse d’origine roumaine Daniel Spoerri crée ses premiers « tableaux-pièges ». Il les réalise en collant sur la table ce qui reste d’un repas lorsque les convives l’ont achevé ; l’œuvre est ensuite disposée verticalement, comme un tableau. En 1963, Spoerri ouvre un restaurant dans une galerie parisienne (il fait lui-même la cuisine). Les clients peuvent alors réaliser leur propre « tableau-piège », dans lequel les objets quotidiens de l’acte alimentaire accèdent au statut d’œuvre d’art.

À l’instar d’autres artistes de la seconde moitié du XXe siècle – comme les plasticiens américains Andy Warhol et Duane Hanson ou, plus récemment, le photographe allemand Andreas Gursky – le père du Eat Art – questionne le rapport contemporain de l’individu à la nourriture, et nous invite à poser un regard critique sur notre société d’hyper-consommation et de gaspillage. Née au lendemain de la seconde guerre mondiale, celle-ci résulte des quatre grandes mutations qui ont profondément transformé le « système alimentaire » : la modernisation de l’agriculture (mécanisation, sélection scientifique des variétés et des races, emploi massif d’engrais chimiques et de pesticides…), l’essor de l’agro-alimentaire et de ses usines automatisées, l’avènement de la grande distribution (le concept d’hypermarché est né en France en 1963) et, enfin, la mondialisation des échanges.

Dernier avatar en date des représentations visuelles de la nourriture : le « food-porn ». Depuis quelques années, ce phénomène « de société » a envahi les restaurants. Il consiste à prendre une photo du plat commandé puis à la partager sur les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, Pinterest…). À l’image des films pornographiques, l’aliment – qui peut être un simple hamburger ou un gâteau au chocolat bon marché – est « shooté » comme une star, ses formes étant esthétiquement mises en valeur. Une envie parfois accompagnée d’un sentiment de culpabilité face à l’avalanche obscène de gras et de sucre offerte au regard.
Le seul plaisir visuel semble alors prendre le pas sur le plaisir gustatif. L’acte de manger et de se régaler étant relégué au second plan derrière celui de contempler, de « donner à voir » et de (se) mettre en scène. La tendance ne sera sans doute qu’une mode passagère. Nos compatriotes demeurent, dans leur majorité, attachés au bon goût des plats et des aliments, au plaisir de partager ensemble leur nourriture et de pratiquer « l’art de manger ». En 2010, l’Unesco a clairement reconnu l’importance que revêtent, pour nous, ces dimensions sociales, conviviales et hédoniques de l’alimentation en inscrivant le « repas gastronomique des Français » au patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

Auteur :
Éric Birlouez est consultant indépendant et conférencier. Il enseigne l’histoire et la sociologie de l’alimentation au sein d’écoles d’ingénieurs et d’universités. Il est également auteur (dernier ouvrage paru : Histoire du vin en France : de l’Antiquité à la Révolution, éditions Ouest-France, octobre 2015).

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